Pierre Guénin, hom(m)o de presse -

Pierre Guénin, hom(m)o de presse

Né en 1927, Pierre Guénin est devenu, dès 1966, le premier éditeur de presse gay en France. Durant 30 ans, ce personnage discret, réussira, non sans difficultés, à défendre une vision de la visibilité homo qui passe par l’érotisme et le sexe roi. Dans un livre passionnant, il revient sur ce parcours qui fait de lui, à sa façon, une des figures du militantisme homo français et, paradoxalement, un des personnages clefs de notre histoire les moins connus.

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Pierre Guénin, hom(m)o de presse

Mis en ligne le 12/02/2007

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Par Jean-François Laforgerie



Pionnier français de la presse gay, Pierre Guénin l’est, mais dans un secteur spécifique : celui de la presse érotique. Sévère pour "l’intellectualisme" de la revue "Arcadie" d’André Baudry, Pierre Guénin n’a jamais voulu faire de ses magazines le reflet des débats militants, politiques et sociétaux gay des années 70 et après. C’est "Gai Pied", créé en avril 1979, qui deviendra la pierre angulaire et la vitrine du militantisme LGBT moderne. Pierre Guénin revient sur son parcours.

Vous avez intitulé votre livre "la Gay révolution". Quelle est votre place dans cette "révolution" ?

C’est d’avoir communiquer avec plein d’homosexuels qui étaient dans une totale solitude. Je pensais surtout à faire des journaux spectaculaires et érotiques et j’ai été sidéré de provoquer, avec mes publications, autant de réactions, de recevoir autant de courrier. C’était plus de 2 000 lettres par mois ! C’était très émouvant. Beaucoup d’homosexuels, notamment des provinciaux, évoquaient des difficultés, leur solitude. Ils ont trouvé en moi un confident, un ami. J’étais un peu leur Menie Grégoire ! Ils étaient si nombreux à nous contacter que j’ai même dû arrêter de mentionner notre numéro de téléphone dans nos revues. Il y avait trop d’appels. Cela devenait impossible.

Vous n’aviez pas imaginé un seul instant que vos journaux donneraient envie aux homosexuels d’alors de prendre la parole, de témoigner ?

Non. En fait, j’avais même peur de ne rien recevoir étant donné que les kiosquiers me disaient à l’époque [milieu des années 60] : "Surtout, ne mentionnez pas le terme homosexuel en couverture, cela va traumatiser les lecteurs et les faire fuir. Ils n’achèteront pas. D’ailleurs, les kiosquiers me racontaient que certains lecteurs, indécis ou timides, tournaient longtemps autour des kiosques avant d’acheter nos revues. Certains prenaient "France soir" et y glissaient un de mes titres. Le climat était à la crainte. Les kiosquiers pensaient d’ailleurs que j’allais subir une descente de la police. Il faut dire que cela avait été le cas, dans les années 50, pour Jean Ferrero qui vendait des photos de culturistes nus sur catalogue et dont le fichier de clients était surveillé par la mondaine.

Personne ne s’abonnait alors ?

Si, il le fallait bien pour assurer la solidité financière des titres. Mais c’était difficile. La crainte de la police, celle du fichage demeuraient. Elle était d’ailleurs présente chez les lecteurs comme chez les collaborateurs des revues. Il faut bien comprendre que certains photographes ne voulaient travailler que sous pseudonymes. Rares étaient ceux qui voulaient apparaître avec leur véritable nom.



Comment vous êtes-vous lancé dans la presse érotique ?

Au départ, je ne voulais pas faire une revue exclusivement pour les homosexuels. J’ai donc lancé "Eden", une revue disons bisexuelle. Il y avait autant de femmes que d’hommes. Cela noyait le poisson par rapport à la censure. Si le journal n’avait proposé que des hommes, les choses auraient été moins faciles. J’ai donc lancé "Eden" [20 000 exemplaires], qui était très bien affiché en kiosques et qui a connu un grand succès mais que j’ai rapidement arrêté.

Pourquoi ?

A ce moment-là, les NMPP [unique diffuseur des journaux de l’époque] ne payaient qu’au bout du quatrième numéro. Il a donc fallu sortir trois numéros d’"Eden" de suite sans aucune rentrée financière et comme il n’y avait pas de publicité, tout mon argent y passait. C’était un vrai pari financier. J’ai pris la décision, alors que les NMPP me disaient qu’"Eden" se vendait bien, de l’arrêter au quatrième numéro et de récupérer le fruit des ventes. Les NMPP étaient ébahies de ma réaction. J’ai lors vu ce qu’une telle revue pouvait rapporter et je me suis dit qu’une revue de ce type avec une formule enrichie pouvait réussir. J’ai donc lancé "Olympe" en février 1968, puis "Hommes" qui s’adressait plus nettement aux gays, l’année d’après, puis "In" [30 000 exemplaires] en 1970. Ce titre a beaucoup mieux marché que les autres parce que beaucoup de femmes le lisaient aussi. Chaque numéro consacrait plusieurs pages à la danse. Nombre de lecteurs homosexuels me demandaient d’ailleurs pourquoi j’y accordais une telle place.

Comment était le lectorat gay à l’époque ?

Il n’y avait pas un lectorat mais plutôt des lectorats. J’en parle dans mon livre et personne aujourd’hui ne semble s’en préoccuper mais il y avait les gays d’un côté et les pédérastes de l’autre. Il n’y a aucun rapport entre les deux. On n’a pas l’air de se rendre compte mais moi je faisais une revue pour les pédérastes (ceux qui aiment les jeunes gens mais qui ne sont pas des pédophiles) et les gays qui aimaient les hommes plus virils. Nous recevions toujours beaucoup de courriers nous disant qu’il y avait trop de poils sur les modèles ou pas assez, trop de sexe circoncis ou pas assez, etc. Chacun avait ses fantasmes.

Lorsque vous vous êtes lancé dans la presse érotique, avez-vous pressenti qu’il y allait avoir la révolution sexuelle et que le presse y aurait un rôle à jouer ?

Tout à fait. Complètement. Lorsque j’étais enfant, j’ai bien constaté que les femmes étaient asservies par les hommes hétéros. J’ai très vite saisi, dans ma jeunesse, que c’était la même chose pour les homosexuels. Quand j’ai commencé à voir qu’il y avait une libération des femmes, j’ai compris que les gays suivraient. Elles et nous subissions les mêmes choses, avions le même problème. D’ailleurs, on a bien vu sur le plan du militantisme quels en ont été les effets ? Avant mai 1968, j’ai senti qu’il se passait des choses, qu’il y avait un déclenchement. J’ai compris que c’était le moment de mettre la gomme. Je m’en suis aperçu avec "Olympe". La revue marchait bien. Nous avions même des lectrices lesbiennes. C’est assez drôle mais un lecteur hétéro ne jurait que par les combats de catch pour femmes. Il demandait constamment la publication de photos de combats entre femmes en me disant notamment que cela attirerait un lectorat lesbien. Je l’ai fait et ça s’est révélé vrai.

Vos revues ont permis la diffusion d’une esthétique gay. Est-ce que vous pensez avoir été un passeur de la culture gay ?

Oui. Mon ambition, c’est de montrer tout ce qui n’était pas trop connu et un peu érotique dans tous les domaines artistiques. Il y a le Off-Broadway, ce que nous faisions, c’était le Off-Paris. On explorait tout. Il fallait être au courant de tout. C’était à la fois épuisant et passionnant. Au moment du lancement des revues, le nu gay n’existait pas. Il y avait peu d’artistes qui travaillaient dans ce domaine et beaucoup d’entre eux avaient du mal à gagner leur vie. Moi, avec quatre titres, je permettais à certains jeunes photographes et créateurs de débuter, de gagner leur vie. Cela a été assez long, au début, de trouver des collaborateurs puis peu à peu beaucoup sont venus me voir. Ce que je peux dire, c’est que nous n’avons jamais pu compter sur la publicité. Nous avions été voir Cardin ou Saint-Laurent, sans succès. Avec de la publicité, nous aurions pu faire des journaux très différents. J’ai un regret de cela.

Votre travail d’éditeur et de journaliste, c’était une façon de militer pour l’homosexualité, de la rendre visible. Dans votre livre, vous ironisez sur les "sphères intellectuelles homosexuelles" qui vous ont snobé. Est-ce une déception pour vous que votre travail n’ait pas été reconnu ou compris ?

Je ne voulais pas entrer dans le mouvement militant, dans ces querelles entre militants. Pour moi, "Gai Pied" n’était que cela : une dispute pour le pouvoir, le pouvoir, le pouvoir ! J’étais bien, tout seul, dans ma petite sphère avec mes collaborateurs. Je ne voulais pas aller vers les militants. Qu’ils m’aient snobé, je le mérite un peu puisque je n’ai jamais voulu les rejoindre. Je sentais bien que ma vision était contestée. Moi, je voulais faire plaisir aux homosexuels, aux lecteurs et répondre à leur priorité : le sexe. C’est vrai que j’ai été beaucoup snobé à tel point d’ailleurs que les gens me découvrent aujourd’hui comme si, dans le fonds, je n’avais rien fait. J’en ai un peu souffert. Personne ne sait que j’ai lutté pendant trente 30 ans. Il fallait un drôle de courage dans les années 60 pour se lancer dans l’aventure d’un journal visible pour les homosexuels. C’est sans doute pour tout cela que j’ai tenu à faire ce livre.

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